Personne ne sait ce qu’étaient les motivations des artistes qui ont décoré les parois de grottes profondes et sombres, depuis l’aurignacien (grotte Chauvet, à partir de -32.000 ans), jusqu’aux magdalénien (grotte de Lascaux, à partir de -18.000 ans). Voulaient-ils honorer les forces de la nature, se les concilier de sorte qu’elles leur assurent de bonnes chasses, qu’elles les protègent ? Aucune réponse certaine ne pourra jamais être apportée. En revanche, il n’existe aucun doute sur les objectifs poursuivis par les sculpteurs et les peintres du Moyen-âge chrétien : il leur fallait éduquer et édifier des populations qui n’avaient nul accès à l’écrit. Dans un cas comme dans l’autre, comme dans celui de toute création artistique, ce que montre à voir l’œuvre, c’est bien sûr aussi l’âme de l’artiste, son talent, ses représentations du monde.
Ces réflexions m’habitaient lorsque je contemplais les neuf et dix août dernier, une fois de plus pour les premières, les fresques du XIIème siècle de l’abbatiale de Saint-Savin-sur-Gartempe, dans la Vienne, puis celles de Saint-Martin-de-Vic qu’admirait déjà la bonne dame de Nohant, à deux kilomètres de là dans l’Indre. Les premières, parmi les plus importantes, les plus nombreuses et des mieux conservées du monde, constituent un vaste panorama de l’ancien testament depuis la genèse, ainsi que de l’Apocalypse de Jean alors que les secondes sont consacrées surtout au nouveau testament. Je décidais de me mettre pour les voir ou les revoir dans la peau à la fois d’un fidèle de l’époque, pour lequel elles ont été peintes, et dans ma propre peau d’esthète du XXIème siècle.
À Saint-Savin, dédiée aux martyrs Saint Savin et Saint Cyprien, les deux visiteurs, celui d’hier et le contemporain, apprécient le sobre chevet roman de l’abbatiale, assez classique de la période, cependant.
En fait, chacun le sait, l’austère beauté du roman ne doit pas tromper : les églises étaient à l’époque de leur construction intensément peintes, à l’extérieur et à l’intérieur. Il s’agissait d’en “mettre plein les mirettes” aux fidèles, l’émotion esthétique se révélant – oh combien – propice à la disponibilité de l’esprit, toutes les religions et toutes les entreprises idéologiques, y compris les plus totalitaires, en étant conscientes depuis toujours. À Saint-Savin, le choc est perçu de nos jours encore par le touriste réceptif qui contemple la nef, sa voute peinte et le chœur depuis les tribunes.
Quoique connaissant ces lieux depuis cinquante-six ans (!), j’en ai toujours y revenant le souffle coupé et imagine l’effet sur les humbles croyants du Moyen-âge. Á l’époque, cependant, dépourvus de lunettes et de jumelles, ils avaient intérêt à posséder une vue perçante car la voute est fort haute. D’excellentes jumelles, j’en avais avec moi, cette fois, en prévision de mon observation prévue le lendemain matin des oiseaux à leur éveil sur les étang de la Brenne. Ce sera l’objet de mon prochain billet. Avant les aigrettes et autres hérons, c’est à admirer comme jamais ces fresques qu’elles me servirent. Je vous les prête maintenant et imagine que leur Dieu aidait les pèlerins d’antan à voir avec leur cœur ce que leurs yeux avaient sans doute de la difficulté à leur permettre de détailler. D’abord une surprise : Adam et Eve étaient-ils gays ? Yahvé a-t-il institué dès l’origine le mariage entre personnes de même sexe ? On pourrait le croire en observant la présentation par Dieu d’Adam à Eve.
L’homme est à droite du Créateur – à notre gauche – et Eve, de l’autre côté, est ….barbue. En fait, les foules du Moyen-âge n’ont pas eu à se poser cette épineuse question. Les poils au menton de la première femme ont été ajoutés par un restaurateur du XIXème siècle qui n’avait pas vraiment compris le sens de la scène peinte sur laquelle il s’affairait. Plaisant.
Déjà à l’époque, l’homme avait déplu au Très-Haut qui s’était résolu à le noyer sous les flots du déluge. Noé était un juste, cependant, il convenait qu’il fût épargné avec les siens et un couple de tout ce qui vit sur terre, d’où la construction de l’arche qui témoignait aux pécheurs de ce que les bons seuls échapperont au courroux de Jéhovah.
La fin de l’épreuve est ici proche, le corbeau libéré par Noé reviendra avec un rameau dans le bec. Les justes ne doivent pas s’imaginer que leur élection leur donne tous les droits, ils ne sauraient en particulier défier Dieu en construisant, tous unis, une tour qui monterait jusqu’à lui, en ce lieu qui s’appellera Babel (brouillé, en hébreu).
En effet, Yahvé menacé amènera les ambitieux à parler des langues différentes et, incapables de s’entendre et de se comprendre, à ne pouvoir persévérer dans leur défi blasphématoire. Deux leçons pour le prix d’une dans cette fresque : défier Dieu est impie, l’unité de son peuple sous la conduite éclairée de l’Église est la condition du succès commun. En revanche, je doute que mes lointains prédécesseurs à Saint-Savin aient pu s’extasier comme moi – et vous, peut-être – devant la finesse du trait, l’expression des visages, la courbe des corps qui ploient sous la charge, le détails des instruments utilisés par les différents corps de métier impliqués dans la construction.
Histoire éternelle, celle de la jalousie, de l’amour, du désir, de la vengeance…mais aussi sans doute d’une certaine misogynie, l’épisode où la femme de Putiphar ulcérée de ce que Joseph ait repoussé ses avances le calomnie auprès de son époux, le maitre auquel Joseph a été vendu par ses frères déjà jaloux de lui. Pendant qu’un enfant étranger à ces vilains jeux d’adultes monte à un arbre pour y cueillir un fruit, on lit le dépit et la colère sur le visage de l’épouse frustrée, la fureur sur celui de Putiphar qui se croit trahi ; la réprobation d’un ami est perceptible. Les dénégations désolées de l’innocent ne servent hélas à rien. Personne ne peine à comprendre cette scène, au XIIème siècle comme de nos jours.
Le soutien aux siens du Dieu des armées pouvait rassurer aussi les femmes et les hommes d’alors confrontés à tant de défis. Le sort des troupes de Pharaon englouties par les flots de la mer rouge qui se referme sur eux l’illustre.
Hélas, ce que ne savaient pas les gens de l’époque, c’est qu’ils vivaient en fait un âge d’or qui ne durerait pas, que, malgré leur foi, leurs successeurs connaitrait pendant plusieurs siècles à partir du XIIIème, et surtout du XIVème (début de la guerre de Cent-ans), une succession de désastres qui divisera par presque deux la population totale de la France. Pourtant, ils connaissaient bien sûr les guerres, elles ont illustrées à Saint-Savin par la somptueuse fresque du “Combat des rois”.
Là encore, outre la précision du trait et le mouvement, l’utilisation par les artistes de la couleur dont ils disposaient, noir de charbon, blanc de chaux et oxydes de fer (ocres jaune et rouge, terre verte) démontre une maitrise remarquable.
Pour terminer avec l’abbatiale des bords de la Gartempe en Poitou, je ferai part de mon incertitude sur ce que pouvait représenter pour les pèlerins en ces lieux l’Apocalypse de Jean et susciter les images saisissantes qui l’illustrent. Ce texte complexe a sans doute été écrit par un dénommé Jean à la fin du 1er siècle de notre ère sous le règne de l’empereur Domitien, dans l’île de Patmos, en Asie-mineure. Ce Jean était peut-être l’évangéliste, ou bien un homonyme. Il relate pour les communautés judéo-chrétiennes d’Asie-mineure les révélations de Jésus à Jean sur la fin des temps dans les tumultes et la colère de Dieu contre les méchants, les deux bêtes de l’Apocalypse, celle qui vient de la mer, probablement Rome, et l’autre qui sévit sur terre, les médisants de la parole de Christ, puis sur son règne “de mille ans” ici-bas. On voit sur la fresque ci-dessous Dieu remettre aux sept anges la trompette qui sonnera les sept catastrophes appelées à balayer le monde ancien, prélude à l’avènement du Messie pour le peuple des cent-dix mille justes.
Quand sonne la trompette du cinquième ange, l’ange ouvre le puits de l’Abîme et libère les locustes ou sauterelles à corps de cheval et à tête d’homme couronnée portant une chevelure de femme, des dents de lion et une queue de scorpion. Ces monstres vont pendant cinq mois tourmenter les hommes qui n’ont pas le sceau de Dieu sur le front.
Cette symbolique devait être bien difficile à saisir par les croyants du Moyen-âges. Contrairement aux premières communautés judéo-chrétiennes, ils ne pensaient pas imminent le retour du Messie sur terre et l’instauration de son règne millénariste et je suppose qu’ils donnaient à ces images une signification “apocalyptique” dans le contre-sens moderne, celui de catastrophes épouvantables et non de révélation du futur triomphe de Dieu. Ou alors assimilaient-ils l’Apocalypse à la fin du monde avant le jugement dernier, ce qui explique que le texte soit considéré “canonique” par l’Église et constitue la dernière pièce du nouveau testament.
Les fresques de Saint-Martin-de-Vic, une toute petite église de la commune de Nohant-Vic, n’ont pas l’ampleur de celles de Saint-Savin mais en partagent la date de création et la beauté, celle des couleurs, du trait et des expressions. l’allégresse est sensible lorsque Jésus entre pour la Pâques juive à Jérusalem.
En revanche, autour de la cène, peu après, c’est plutôt une tristesse inquiète que l’auteur a cherché a communiquer aux visages des apôtres, dans l’abandon mélancolique de Jean, l’interrogation de certains, leur attente, peut-être de la résignation. Seuls deux des convives ne regardent pas Jésus concentré, l’un semble même dissipé. Tout un monde de l’esprit humain se manifeste ici, nous n’éprouvons pas de peine à la saisir.
Tous ceux qui pénétraient dans la petit sanctuaire de Vic, comme partout ailleurs dans la chrétienté, devaient cependant se voir rappeler la fin de l’histoire, le triomphe glorieux du Christ-roi. Remarquons combien son expression est la même que celle qu’il arborait le soir de la scène, il ne pouvait douter, au delà des épreuves qui l’attendaient, de sa victoire certaine.
Voilà c’en est fini de cette rencontre avec des artistes et les pèlerins et autres fidèles du Moyen-âge, avec la beauté de tous temps. Peut-être, si vous décidez vous-même de ménager une telle rencontre, ou bien si cela est déjà fait, partagerez-vous, avez vous partagé mon émotion esthétique que suscitent à la fois les images et ce qu’elles révèlent de la richesse de l’âme de nos ancêtres il y a près de mille ans de cela. Ce sera alors une communion intellectuelle, bien laïque, celle-là.
Axel Kahn, le vingt- quatre août 2016
Je suis subjugué par la beauté des photos et la qualité du texte.
Mes voeux chaleureux pour ce jour où l’année finit pour vous! et pour d’autres enchantements à venir dans la nature, face aux plus belles oeuvres des hommes… pour d’autres coups de colère aussi face à l’injustice, à la bêtise, à la cruauté…
Et que votre nomadisme ne vous fasse pas oublier ceux que vous avez croisés ou qui vous ont fidèlement accompagné dans vos itinérances!
Message explicite
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Murs des édifices
Pour celui qui croit au ciel
Et pour tous les autres.